Les Nourritures criées se propose de réaliser le programme d’Albertine imaginé dans La Prisonnière de Marcel Proust au cœur même du Château d’Oiron, le samedi 10 octobre 2020. Deux écrivains, une artiste et deux designers culinaires présenteront des mots murmurés, chantés, scandés, criées et des saveurs spécialement concoctées pour l’occasion. Une mise en bouche qui se fera en extérieur et dans les salles du château où l’on pourra découvrir comme un préambule figues, melons, pêches, poires, cerises orner portes et plafonds. La collection permanente d’art contemporain compte de nombreuses œuvres liées à la nourriture parmi lesquelles un service de Raoul Marek où figurent 50 profils d’habitants d’Oiron dans la « salle à manger », une machine à faire les bonbons très bons d’Oiron imaginé par Fabrice Hybert, des verres remplis de vin rouge de Bill Culbert, Small Glass Pouring Light, ou encore dans l’appartement de la Vicomtesse l’herbier de Paul Armand Gette où l’on reconnait les plantes comestibles environnant le château… Le château d’Oiron vibre encore de l’ambiance des préparations des banquets cuisinés dans les grandes cheminées de la cuisine lors des somptueux dîners qui ont eu lieu dans les appartements du roi…
Les nourritures criées est un cycle de soirées de lectures-actions✱ au cours desquelles écrivains et artistes activent des textes liés à un goût particulier et proposent une dégustation au public. Ce cycle est inspiré d’un passage de La Prisonnière de Marcel Proust dans lequel Albertine déclare en écoutant les maraîchers proposer leur marchandise en chantant :
— C’est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. (…) Ce que j’aime dans ces nourritures criées, c’est qu’une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s’adresse à mon palais.✱✱
Les nourritures criées, l’exposition prolonge cette réflexion sur les rapports entre littérature, nourriture et art contemporain. Comment les artistes traduisent selon leur médium de prédilection ce rapport à la nourriture dans leurs œuvres ?
Cette exposition réunit une vingtaine d’artistes français, suisse, canadien, albanais, de différentes générations. Parmi les œuvres exposées, la plupart sont des œuvres historiques, comme celles de Yoko Ono ou de Michaël Snow, les autres ont été spécialement produites pour l’exposition, celles de Marc Brétillot, designer culinaire, de Cécile Le Talec ou encore de Pierrick Sorin qui fait son grand retour avec une installation vidéo 3D inédite.
Pour toutes ces œuvres la question de la nourriture est centrale. Qu’elle soit filmique, photographique, sculpturale ou performative, chacune de ces œuvres envisage une manière différente de penser le rapport de l’art à la nourriture.
La présence concrète de la nourriture se manifeste au travers de l’œuvre de Yoko Ono, Kitchen piece (1960) dans laquelle les restes d’un repas sont projetés sur une toile vierge pour former une peinture « culinaire » : elle fait écho à l’installation de Michaël Snow Serve, Deserve, (2009), vidéo d’un repas « doublement » projeté.
Invité à faire une exposition en Pays Fort dans une grange pyramidale en 2019, Olivier Leroi a « transformé la grange non pas en palais mais par le palais » en proposant des fromages aux formes architecturales qui seront proposés à l’achat et à la dégustation pendant l’exposition.
La présence abstraite de la nourriture, au travers des quatre photographies de Patrick Tosani, Bouchées, convoque la matière saisie dans un processus de consommation et vient troubler la perception habituelle de la nourriture. Photographie encore avec la série Aspics (1998) de Natacha Lesueur dans laquelle l’artiste recouvre des crânes d’hommes et de femmes d’aliments divers et colorés. La nourriture devient motif, spirale, cercle, couleurs, un véritable vitrail.
Cécile Le Talec crée une vague salée E la nave va… (2020) qui vient dessiner en suspension jusqu’au sol les fréquences du son de la mer et relier poétiquement ces trois éléments. Sculpture à lécher, objet insaisissable, les Notes en Hautes altitudes (2020) de Shqipe Gashi forment une paroi discrète faite de rubans métalliques et de fleurs caramélisées : attention aux fleurs sirupeuses, qui s’y touche s’y colle. Marc Brétillot, inventeur du design culinaire, présente sa Vanité à la mimolette cironnée (2020), objet obscur, de texture et d’odeur inhabituelle… Le duo Hoplastudio, constitué de Magali Wehrung et Agathe Bouvachon, a conçu spécialement pour l’exposition un service en céramique, Service familier (2020), qui évoque avec malice La Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Dans le film de Marie José Burki, What could Saint Francis have been saying to the birds (1999), le moment du repas, peuplé de corps en mouvement, agité de rires qui se mêlent aux dialogues superposés, apparait au travers d’une intensité troublante. Ce moment fort qui correspond à la réunion des convives et de tout ce qui entoure la symbolique du repas est à nouveau convoqué dans la grande sérigraphie d’Isabelle Arthuis Le banquet, véritable cri dans l’air iodé de la plage, saisie ultime de l’ambiance de fête avant que les flots ne viennent engloutir les restes du déjeuner. Le film de Thomas Schmahl et d’Aziyadé Baudouin-Talec, Meal (2020) réunit artistes, écrivains et acteurs de diverses origines autour d’un déjeuner dont ils sont les auteurs et cuisiniers : les gestes et les regards se superposent aux goûts et aux sons comme une symphonie en mouvement, la parole se fait écriture.
Inclassable, le Savoureux de toi (2007) incarne l’éloge de l’amour fou et prépare à l’originelle fusion des sexes. L’œuvre de Philippe Mayaux invite le spectateur à se rapprocher afin de contempler sa préciosité et son double sens, objet de désir et d’étonnement.
Le titre des deux hamburgers en céramique de Camille Tsvetoukhine (2013), Famille des gras nous rappelle ironiquement ce que nous risquons à nous alimenter de nourritures infâmes, elle en fait des petits pots de fleurs pour ses cactus. Quatre dessins au titre aussi évocateur, Archéologie d'une alimentation modifiée, poursuivent dans le même registre grinçant. Valérie Mréjen met en scène une jeune femme qui attend ses amis pour prendre une collation chez elle (Le goûter, 2000). Va-t-elle éblouir ses convives par la splendeur de ses mets sucrés ? Suspense intenable. Claude Closky aime la répétition : dans la vidéo 200 bouches à nourrir (1994) une quantité impressionnante de barres chocolatées et autres friandises sont ingurgités dans autant de spots publicitaires... jusqu’à l’écœurement.
Enfin, Pierrick Sorin a créé spécialement pour l’exposition une installation vidéo 3D intitulée Pour raison sanitaire, une vitre vous sépare de l’artiste. Il faudra chausser des lunettes 3D, s’approcher délicatement en face de l’obturation faite à bonne hauteur et prêter l’oreille pour entendre la nourriture crier…
✱ Le cycle Les nourritures criées a eu lieu en 2019 au CAC La Traverse à Alfortville, à Zoo Galerie à Nantes en partenariat avec le Maison de la poésie de Nantes, à La Criée à Rennes, sur la Plage des Dames à Douarnenez, et aura lieu le 10 octobre 2020 au Château d’Oiron.
✱✱ Marcel Proust, La Prisonnière. Editions Folio Classique, p. 107-120